Zoom par Philippe Escalier
Vous n’aurez pas ma haine
Théâtre Actuel la Bruyère
Dix ans après le Bataclan, le témoignage d'Antoine Leiris trouve au Théâtre Actuel la Bruyère une incarnation scénique qui transcende le document pour atteindre l'universel. Porté par la performance exceptionnelle de Mickaël Winum, d'une justesse bouleversante, ce solo magistral doit également à la mise en scène d'Olivier Desbordes qui a su ne garder que l'essentiel : le cheminement d'un homme qui refuse de céder au désespoir.
L'écriture comme rempart contre la haine :
Le 13 novembre 2015, Hélène Leiris tombe sous les balles terroristes au Bataclan. Son mari Antoine, journaliste, reste seul avec Melvil, leur fils de dix-sept mois. Trois jours plus tard, il publie sur Facebook une adresse aux meurtriers qui sera partagée des dizaines de milliers de fois. Ce message, devenu livre en 2016, constitue le matériau d'un solo où l'intimité la plus déchirante se mue en manifeste de résilience. Antoine Leiris y déploie une architecture du deuil en dix-sept étapes, une traversée qui mène de l'incompréhension absolue à la reconstruction quotidienne.
Un acteur qui incarne la dignité face à l'abîme :
Mickaël Winum accomplit sur ce plateau un travail d'orfèvre où chaque geste, chaque inflexion vocale compte. Aucun effet recherché, aucun trait émotionnel forcé. Tout est juste. Sa présence physique évoque une fragilité combattante : le corps se replie sur lui-même dans les moments de sidération, puis se redresse progressivement au fil du récit. Sa voix, si caractéristique, possède cette qualité rare qui permet de passer de la colère sourde à la douceur paternelle sans jamais rompre la ligne mélodique du texte. Lorsqu'il évoque Melvil, son regard s'illumine d'une tendresse qui contraste avec l'effondrement intérieur qu'il vient de traverser quelques minutes plus tôt.
Le comédien maîtrise admirablement l'art du silence. Ces suspensions, ces respirations, ces moments où le corps vacille avant de retrouver son aplomb créent une tension dramatique d'une puissance inouïe. Mickaël Winum n'interprète pas la douleur : il la laisse affleurer par intermittence, comme ces vagues de chagrin qui submergent les endeuillés à l'improviste. Son jeu procède par strates successives, révélant progressivement la complexité d'un homme qui doit simultanément faire son deuil, élever son fils et résister à la tentation de la haine. Cette performance atteint son apogée lors de la lecture de la lettre aux terroristes : debout face au public, lumières allumées, il transforme l'adresse intime en proclamation universelle.
Une dramaturgie de la reconstruction :
Olivier Desbordes structure le spectacle selon une progression rigoureuse qui épouse les dix-sept étapes du livre d'Antoine Leiris. Cette construction n'a rien d'arbitraire : elle dessine une descente aux enfers suivie d'une remontée progressive vers la lumière. Le metteur en scène évite tout naturalisme. Il privilégie une approche presque clinique qui permet d'observer, comme au microscope, les mécanismes de la résilience. Chaque séquence possède sa propre identité visuelle et sonore : l'attente anxieuse se traduit par une immobilité minérale, la course dans Paris par une accélération du rythme musical, les moments avec Melvil par une douceur chromatique.
Le dispositif scénographique participe de cette dramaturgie. Le carré de lumière au sol fonctionne comme un espace mental où se projettent les images du souvenir et du traumatisme. Les tennis d'Hélène, abandonnées en scène, deviennent un objet totémique que le comédien contourne, évite, puis finit par affronter. Les éclairages de Simon Lericq jouent un rôle narratif essentiel : des flash aveuglants suggèrent la violence de l'attentat, des pénombres enveloppantes matérialisent la nuit du deuil, une lumière progressivement plus chaude accompagne le retour à la vie. Moone, la musicienne en direct, construit une partition qui oscille entre brutalité électronique et mélodie infantile, créant un contrepoint permanent entre l'horreur du contexte et la nécessité de préserver l'enfance de Melvil.
Le théâtre comme acte de résistance :
La portée symbolique du spectacle dépasse largement le cadre du témoignage individuel. En choisissant de porter à la scène les mots d'Antoine Leiris, Olivier Desbordes et Mickaël Winum accomplissent un geste politique au sens noble du terme. Ils rappellent que face à la barbarie, l'art demeure un espace de dignité irréductible. Le plateau devient le lieu d'une reconquête : reconquête de la parole contre le silence, de la mémoire contre l'oubli, de l'amour contre la haine.
Le moment où le comédien transforme la lettre en avion de papier et l'envoie vers le public cristallise cette dimension collective. Ce geste simple transforme les spectateurs en dépositaires d'un message qu'ils doivent à leur tour transmettre. Le théâtre révèle ici sa fonction sociale fondamentale : créer une communauté temporaire d'individus qui partagent une émotion et une réflexion communes. En refusant toute complaisance dans la représentation de la souffrance, le spectacle évite l'écueil de la victimisation pour célébrer au contraire la force vitale qui permet de surmonter l'insupportable.
Dans cette salle du IXe arrondissement, chaque représentation constitue une victoire discrète mais réelle. Non pas une victoire sur les meurtriers - comment pourrait-on vaincre rétroactivement la mort ? - mais une victoire sur notre propre sidération collective. Mickaël Winum ne pleure pas à notre place : il nous montre qu'il est possible de traverser l'enfer sans y laisser son humanité. Cette leçon de courage tranquille résonne bien au-delà des murs du théâtre.
Le 13 novembre 2015, Hélène Leiris tombe sous les balles terroristes au Bataclan. Son mari Antoine, journaliste, reste seul avec Melvil, leur fils de dix-sept mois. Trois jours plus tard, il publie sur Facebook une adresse aux meurtriers qui sera partagée des dizaines de milliers de fois. Ce message, devenu livre en 2016, constitue le matériau d'un solo où l'intimité la plus déchirante se mue en manifeste de résilience. Antoine Leiris y déploie une architecture du deuil en dix-sept étapes, une traversée qui mène de l'incompréhension absolue à la reconstruction quotidienne.
Un acteur qui incarne la dignité face à l'abîme :
Mickaël Winum accomplit sur ce plateau un travail d'orfèvre où chaque geste, chaque inflexion vocale compte. Aucun effet recherché, aucun trait émotionnel forcé. Tout est juste. Sa présence physique évoque une fragilité combattante : le corps se replie sur lui-même dans les moments de sidération, puis se redresse progressivement au fil du récit. Sa voix, si caractéristique, possède cette qualité rare qui permet de passer de la colère sourde à la douceur paternelle sans jamais rompre la ligne mélodique du texte. Lorsqu'il évoque Melvil, son regard s'illumine d'une tendresse qui contraste avec l'effondrement intérieur qu'il vient de traverser quelques minutes plus tôt.
Le comédien maîtrise admirablement l'art du silence. Ces suspensions, ces respirations, ces moments où le corps vacille avant de retrouver son aplomb créent une tension dramatique d'une puissance inouïe. Mickaël Winum n'interprète pas la douleur : il la laisse affleurer par intermittence, comme ces vagues de chagrin qui submergent les endeuillés à l'improviste. Son jeu procède par strates successives, révélant progressivement la complexité d'un homme qui doit simultanément faire son deuil, élever son fils et résister à la tentation de la haine. Cette performance atteint son apogée lors de la lecture de la lettre aux terroristes : debout face au public, lumières allumées, il transforme l'adresse intime en proclamation universelle.
Une dramaturgie de la reconstruction :
Olivier Desbordes structure le spectacle selon une progression rigoureuse qui épouse les dix-sept étapes du livre d'Antoine Leiris. Cette construction n'a rien d'arbitraire : elle dessine une descente aux enfers suivie d'une remontée progressive vers la lumière. Le metteur en scène évite tout naturalisme. Il privilégie une approche presque clinique qui permet d'observer, comme au microscope, les mécanismes de la résilience. Chaque séquence possède sa propre identité visuelle et sonore : l'attente anxieuse se traduit par une immobilité minérale, la course dans Paris par une accélération du rythme musical, les moments avec Melvil par une douceur chromatique.
Le dispositif scénographique participe de cette dramaturgie. Le carré de lumière au sol fonctionne comme un espace mental où se projettent les images du souvenir et du traumatisme. Les tennis d'Hélène, abandonnées en scène, deviennent un objet totémique que le comédien contourne, évite, puis finit par affronter. Les éclairages de Simon Lericq jouent un rôle narratif essentiel : des flash aveuglants suggèrent la violence de l'attentat, des pénombres enveloppantes matérialisent la nuit du deuil, une lumière progressivement plus chaude accompagne le retour à la vie. Moone, la musicienne en direct, construit une partition qui oscille entre brutalité électronique et mélodie infantile, créant un contrepoint permanent entre l'horreur du contexte et la nécessité de préserver l'enfance de Melvil.
Le théâtre comme acte de résistance :
La portée symbolique du spectacle dépasse largement le cadre du témoignage individuel. En choisissant de porter à la scène les mots d'Antoine Leiris, Olivier Desbordes et Mickaël Winum accomplissent un geste politique au sens noble du terme. Ils rappellent que face à la barbarie, l'art demeure un espace de dignité irréductible. Le plateau devient le lieu d'une reconquête : reconquête de la parole contre le silence, de la mémoire contre l'oubli, de l'amour contre la haine.
Le moment où le comédien transforme la lettre en avion de papier et l'envoie vers le public cristallise cette dimension collective. Ce geste simple transforme les spectateurs en dépositaires d'un message qu'ils doivent à leur tour transmettre. Le théâtre révèle ici sa fonction sociale fondamentale : créer une communauté temporaire d'individus qui partagent une émotion et une réflexion communes. En refusant toute complaisance dans la représentation de la souffrance, le spectacle évite l'écueil de la victimisation pour célébrer au contraire la force vitale qui permet de surmonter l'insupportable.
Dans cette salle du IXe arrondissement, chaque représentation constitue une victoire discrète mais réelle. Non pas une victoire sur les meurtriers - comment pourrait-on vaincre rétroactivement la mort ? - mais une victoire sur notre propre sidération collective. Mickaël Winum ne pleure pas à notre place : il nous montre qu'il est possible de traverser l'enfer sans y laisser son humanité. Cette leçon de courage tranquille résonne bien au-delà des murs du théâtre.
Paru le 25/11/2025
(8 notes) THÉÂTRE ACTUEL / LA BRUYÈRE Jusqu'au mardi 30 décembre
SEUL(E) EN SCÈNE. Le Bataclan, 13 novembre 2015. Hélène, la femme d’Antoine Leiris et maman de leur petit garçon, meurt sous les balles des terroristes. Malgré le drame, pour leur fils Melvil, il doit continuer à vivre... Alors il écrit. Trois jours après l’attentat, il publie sur Facebook une lettre "Vous n’aurez ...
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