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D.R.
Zoom par Philippe Escalier
Les Amants terribles
Au Funambule Montmartre

« Je suis né deux fois, le 11 décembre 1913 et ce jour de 1937 quand j'ai rencontré Jean Cocteau. » Jean Marais.

Au Funambule Montmartre, Carole Giacobbi signe avec Les Amants terribles une œuvre qui transcende le simple exercice biographique pour interroger la nature même de l'engagement amoureux face aux tourments de l'Histoire. En choisissant de porter à la scène la relation entre Jean Cocteau et Jean Marais pendant les années d'Occupation, l'autrice se confronte à un matériau théâtral périlleux : comment restituer l'intimité d'un couple mythique sans sombrer dans l'hagiographie ni dans le procès rétrospectif ?
La réponse tient dans une écriture qui privilégie le conflit dramatique à la reconstitution documentaire. La pièce se construit sur une tension fondamentale : celle qui oppose deux hommes que tout devrait réunir mais que leurs choix politiques diamétralement opposés menacent de séparer. Cocteau, tellement étranger à la politique, fidèle à ses amitiés, fussent-elles toxiques, ne connaissant d'autres frontières que celles de l'Art et d'autres armes que les mots. Marais comprenant son époque, s'engageant dans la Résistance, corrigeant publiquement un journaliste de « Je suis partout », incarnant ce courage physique que le poète refuse ou ne peut assumer. Entre ces deux personnages, Carole Giacobbi n'arbitre pas. Elle expose, avec subtilité, la complexité des accommodements que l'amour impose parfois aux convictions.

L'interprétation des deux rôles principaux mérite un grand coup de chapeau. Boris Terral compose un Cocteau fragile et tourmenté, dont l'arrogance apparente masque mal la terreur de la solitude. Son jeu, tout en retenue fébrile, évite l'écueil de la caricature pour révéler un homme déchiré entre son besoin de reconnaissance sociale et son incapacité à renoncer à celui qui lui a redonné goût à l'amour. Face à lui, Louka Meliava impose une présence physique habitée d'une vraie rage intérieure. Son Marais s'éloigne de l'image d'Épinal et nous montre un jeune homme intelligent, viscéralement indépendant, conscient de sa dette envers son aîné qui est aussi son pygmalion, mais révolté par sa dépendance à l'opium et la lâcheté qu'il perçoit chez lui. Ses immenses qualités de comédien accroissent encore la ressemblance physique que l'on pourrait entrevoir avec l'artiste qu'il incarne si bien.

Autour des deux amants gravitent Coco Chanel et Édith Piaf, incarnées par Emmanuelle Galabru et Valentine Kipp. Ces apparitions fonctionnent comme des contrepoints nécessaires. Chanel, protectrice ambiguë du poète, elle-même collaborationniste, apporte la dimension mondaine et cynique d'une époque où les compromissions se dissimulaient sous le vernis de l'élégance. Piaf, voix du peuple et de la souffrance, rappelle qu'au-delà des cercles artistiques, la guerre broie les destins sans distinction.

Carole Giacobbi alterne les scènes de conflits et les moments de confidence où les personnages se révèlent par ce qu'ils taisent autant que par ce qu'ils déclarent. Le texte, ciselé sans affectation, trouve son efficacité dans une langue qui emprunte à Cocteau sa nervosité poétique sans jamais singer son style. La mise en scène, épurée, concentre l'attention sur le jeu et la parole. Quelques éléments de décor suffisent à suggérer les lieux sans jamais distraire du propos.

Ce qui frappe, c'est la capacité de l'autrice à poser des questions qui résonnent au-delà de son sujet. Peut-on aimer quelqu'un dont on réprouve les choix moraux ? L'artiste a-t-il le droit de se retrancher dans une tour d'ivoire esthétique quand le monde brûle ? La fidélité amoureuse exige-t-elle le renoncement à ses propres valeurs ? Au-delà de la chronique historique, cette pièce réussit à toucher à l'universel. L'histoire de la passion qui a uni Cocteau et Marais devient celle de tous les amours contrariées par les circonstances, de toutes les relations où le désir vient se heurter à la réalité politique et sociale. Dans une époque où les polarisations idéologiques peuvent fragmenter à nouveau les couples et les amitiés, « Les Amants terribles » rappellent avec justesse que l'amour ne garantit jamais l'accord des consciences. Le Funambule Montmartre offre là une proposition théâtrale remarquable et profondément humaine.
Paru le 03/11/2025

(23 notes)
AMANTS TERRIBLES (LES)
THÉÂTRE FUNAMBULE MONTMARTRE
Jusqu'au dimanche 16 novembre

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