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D.R.
Zoom par Patrick Adler
Emma Picard
Essaïon

Si l'histoire ne se passait pas en Algérie, on pourrait imaginer un tableau de Murillo ou Vélasquez, deux peintres ayant immortalisé la misère paysanne. Mais nous sommes en Algérie dans cette seconde moitié du XIXè siècle où le pays, en perte de natalité, offrait aux colons français, avec la bénédiction fourbe des dirigeants du Second Empire, vingt hectares de terres agricoles. Bien qu'étant attachés viscéralement à leurs biens, ils allaient vivre une vie de misère, entre chaleur infernale de l'été, froid sibérien de l'hiver, champs dévastés par les sauterelles, tremblements de terre, maladies. L'adaptation théâtrale de Marie Moriette, comédienne, et Emmanuel Hérault, metteur en scène, est somptueuse. Marie Moriette campe avec brio Emma Picard, cette fermière infortunée courageuse. Le récit est haletant, émouvant en diable. Magnifique !
Le titre originel du roman de Mathieu Belezi était "Un faux pas dans la vie d'Emma Picard" puis, passé aux Editions Tripode, il s'est mué en simple "Emma Picard". Des faux pas, elle en a fait, Emma, elle qui a cru donner un avenir à ses quatre fils avec cette "terre d'Algérie qui n'a jamais voulu et ne voudra jamais de nous". C'est l'histoire tragique d'une désillusion, celle d'une femme obstinée, une Mère Courage comme on n'en voit plus, une veuve jamais joyeuse. Elle est de ces femmes invisibilisées qui se battent sans relâche et sans moyens surtout, faisant face à la cupidité des huissiers et autres créanciers. Comme chantait Souchon "Tu ne la voyais pas comme ça, ta vie"... Pour sûr, après quatre années de labeur infructueux, elle doit se rendre à l'évidence, sa naïveté lui coûte cher. Dans cette litanie bouleversante, où elle s'adresse à son dernier fils, le seul rescapé de l'éboulement de la grange, elle se raconte, anéantie, convoque ses souvenirs et c'est toute la misère mais aussi l'entraide, la solidarité des pauvres gens et la cupidité des puissants, qu'on reçoit en pleine face.
Le rendu est une pleine réussite. Il tient à la mise en scène sobre : décor épuré, des éclairages qui rappelleraient par leur clair-obscur les tableaux d'un Le Nain. C'est du naturalisme à l'état pur et que dire de l'interprétation magistrale de Marie Moriette qui, penchée sur le petit lit, à bout de forces, émeut de bout en bout l'assistance. C'est un moment de théâtre intense, une parole rugueuse, terrienne, servie par une voix douce, fragile, une voix minuscule qui trouve malgré tout de la force pour exprimer le désarroi d'une mère qui, vraiment, ne la voyait comme ça, la vie. Cette pépite est à découvrir d'urgence à l'Essaïon.
Paru le 23/10/2025

(18 notes)
EMMA PICARD
THÉÂTRE ESSAÏON
Jusqu'au mardi 16 décembre

SEUL-E EN SCÈNE. À travers le récit — lyrique et poignant — de son combat permanent pour la survie, Emma Picard donne une voix à celles et ceux dont on ne parle jamais et nous interpelle par la dimension universelle d'une tragédie personnelle livrée dans l'intimité d'un soliloque bouleversant.

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