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© Stéphanie Fagadau
Article de Jeanne Hoffstetter
Le Fantasme à la Comédie des Champs Elysées

De Jean-François Cros, mis en scène par Jean-Luc Moreau. Guillaume et Caroline, un écrivain, une scientifique, forment un couple heureux. Mais le jour où Caroline découvre « Le fantasme », dernier roman de Guillaume, mille questions surgissent : fiction ou réalité, quel est ce monde dans lequel un écrivain se retranche ? Peut-elle le croire, le comprendre ?

Jean-Luc Moreau en répétition : du sens des mots au style de la pièce.

Malgré un nombre incalculable de mises en scène, malgré les succès, les distinctions, malgré ses débuts à la Comédie Française, tous les rôles endossés sur les écrans ou sur les planches, et malgré la sérénité acquise au fil des ans, Jean-Luc Moreau demeure un « intranquille ». Alors trop tôt pour parler du « Fantasme ». « Je ne peux parler d'une pièce que lorsqu'elle est montée. Là, nous tâtonnons encore, et pour moi le style d'une pièce finit par apparaître lorsqu'elle est en contact avec le public. Mais je peux vous dire ce vers quoi nous tentons d'aller, cela pourrait être une comédie dramatique, avec de nombreuses occasions de faire rire ou sourire le public. »

Jean-Luc Moreau aime travailler avec des auteurs vivants. Jean-François Cros est de toutes les répétitions. « Sans parler, il a une manière particulière de s'exprimer. Du coup, je lui demande toujours si je ne suis pas en train de le trahir. Il est vrai que j'aime les mots, que je pense qu'on ne comprend jamais assez le sens d'un mot dans une phrase. Mis à une certaine place il libère une image, alors qu'à une autre place c'en sera une autre. Dans une pièce de texte comme celle-là, j'aime aller à la recherche du sens profond des mots pour exploiter le mieux possible les dialogues. »

S'il y a belle lurette que Jean-Luc Moreau n'a pas monté un classique, c'est qu'au succès garanti, il préfère la découverte et la prise de risques. « Des auteurs vivants écrivent et notre devoir est de faire apparaitre leurs textes au public. Il y a plus d'urgence pour moi à le faire, qu'à monter encore un Molière ou un Feydeau. Je pense être le seul metteur en scène actuellement à Paris à ne faire que des créations. Et c'est à chaque fois un énorme risque parce que c'est nouveau : la narration, l'écriture, donc il faut tout réinventer. Tant que le rideau ne s'est pas levé devant la pièce aboutie, je suis en panique totale, je suis fiévreux. Durant les répétitions, on est obsédé par ce qui se passe sur le plateau, on finit par ne pas dormir, ce n'est pas que du bonheur, quoi ! Mais ce qui est un bonheur absolu, c'est de pouvoir faire ce métier, d'être sollicité par de jeunes auteurs. C'est de raconter des histoires comme j'ai envie de les voir, sans faire de concession au public. Je ne fais pas des choses pour que les gens rient ou soient émus, mais pour que moi je sois ému ou je m'amuse. Je recherche avant tout à travailler sur les émotions, comiques ou dramatiques, ce qui est abstrait et fragile. Pour moi, il ne doit pas y avoir une réflexion intellectuelle, de didactisme, le public ne marche pas. Mais à travers l'émotion on peut faire passer des idées, bien sûr. Le métier évolue, il est devenu dur et il m'importe aussi de savoir comment je me situe, moi, à l'intérieur de ce métier. »


Quatre comédiens parlent de la pièce, de leurs rôles et évoquent l'idée de fantasme


Noémie de Lattre est Caroline.


Autrice, actrice et humoriste. « J'ai trouvé la pièce formidable et les quatre personnages traités à égalité, très intéressants. Sans parler du casting et de la mise en scène ! Je suis ravie de pouvoir montrer sur scène la blessure de cette Caroline qui est celle de beaucoup de femmes qui ont pourtant le sentiment de faire le maximum. Et puis, pouvoir travailler en direct avec un auteur à la fois exigeant et à l'écoute de chacun est très agréable.»

D'un rôle aux antipodes de sa personnalité, elle dit que justement pour cette raison elle s'éclate à le jouer. « C'est une scientifique très éloignée du monde de la création. Elle possède une sorte de calme, d'élégance, malgré des griefs assez forts que l'on découvre peu à peu, envers son mari. Moi qui peux pleurer ou me rouler par terre, j'adorerais être capable d'avoir cette retenue ! Ce qui est joli aussi c'est qu'elle aime son mec, que c'est un couple qui fonctionne bien. Avant de juger, elle pose des questions, enquête avec bienveillance parce qu'elle se dit que son mari n'a pas fait de mal. »

Alors, fantasme... un mot proche du rêve ou plutôt de la réalité ? « Pour moi, c'est vraiment un truc concret, c'est le piment de la réalité, quelque chose de très ancré dans le réel. Ce qui est intéressant dans la pièce, c'est que l'idée du fantasme comme étant une projection, une ambition pas forcément liée au sexuel, est très développée, et j'avoue que depuis que je travaille cette pièce, je donne plus de sens et de couleurs à ce mot. »


Cyrille Eldin est Guillaume.


Acteur et chroniqueur bien connu il retrouve pour la troisième fois Jean-Luc Moreau et s'en réjouit. De la pièce, il dit qu'elle a du rythme, qu'elle est surprenante et que l'on s'y amuse bien. « Ce que j'aime aussi c'est que l'on entre dans la situation immédiatement. L'acteur doit surfer en permanence sur le fil de son travail d'auteur, de la mauvaise foi, de la sincérité. Entre ce qu'il vit, ce qu'il invente et ce qu'il crée. D'un côté, il défend l'auteur qu'il est et, en même temps il aime sa femme et veut absolument se sortir du mauvais pas dans lequel il se trouve. C'est un personnage auquel le comédien peut apporter de nombreuses couleurs, et franchement ce n'est que du bonheur ! J'imagine presque un de Funès dans Oscar », ajoute-t-il dans un grand rire...

Du point de vue de Guillaume, écrivain, le fantasme est un mot qui soulève de nombreuses questions. « Où s'arrête-t-il ? Doit-il se concrétiser ? Est-ce simplement obtenir des satisfactions artificielles impossibles à atteindre dans la réalité ? Peut-on encore voyager dans nos têtes aujourd'hui ? Je pense moi, que mon personnage est avant tout un créatif, ce qui lui autorise un langage cru, provocateur, c'est aussi l'occasion de libérer davantage sa créativité et d'oser travailler le style, d'oser en changer. Le rêve ? Il nous surprend brutalement, le fantasme on le guide un peu, il sort quand même d'une réalité. Est-ce que Caroline comprend ? J'ai envie de vous dire que c'est toute l'intrigue de la pièce qui tient en éveil jusqu'au bout !»

Raphaëlle Cambray est Sylvie, épouse d'Éric.


Metteuse en scène, actrice et musicienne, elle vient de présenter cet été au Festival de Saint Céré sa mise en scène de Don Quichotte de Richard Strauss. « J'ai énormément ri en lisant la pièce. Il y a un système de rebonds très efficace dans la compréhension de l'histoire. Mon rôle est celui d'une prof. de latin qui travaille volontairement dans des zones chahutées de banlieue. Elle est aussi très impliquée dans l'éducation de ses propres enfants, adore son mari qu'elle imagine parfait. Disons que, dans ce quatuor, c'est elle la plus intègre. Tout en étant bien élevée, elle a son franc parler et va mettre les pieds dans le plat en posant des questions et en faisant des réflexions que les autres auraient préféré ne pas entendre. Et puis, elle a aussi tendance à remplir les verres un peu vite ! » Et que comprend Sylvie du fantasme au centre de l'histoire ? « En bonne prof. qui se respecte, c'est l'imaginaire suggéré par l'inconscient pour échapper un peu à l'emprise de la réalité. Guillaume a un point de vue différent du pragmatisme des autres et c'est ce qui est intéressant. Concernant Sylvie, quand tombent les masques elle se rend compte que son fantasme à elle était de se créer un mari parfait et qu'elle s'est rendue prisonnière de ce fantasme d'idéalisation. Ce que j'aime aussi dans cette pièce, c'est qu'elle fait un bras de fer aux idées reçues sur le couple, les relations, le désir et l'usure. Je suis ravie ! C'est ludique, et j'adore être dirigée par des acteurs. On a un langage commun qui ajoute à l'efficacité.»

Arnaud Gidouin est Éric, vieil ami de Guillaume.
A peine achevé « Pour le meilleur », spectacle qu'il interprète avec son épouse Gaëlle Gauthier à la Comédie de Paris, qu'il retrouve pour la quatrième fois avec bonheur Jean-Luc Moreau. « Il m'a appelé en me disant que ce rôle était vraiment pour moi, et en effet j'ai vu qu'on allait pouvoir s'amuser, je me sens très bien avec cet Éric. C'est une comédie bourgeoise très intelligemment écrite, avec des répliques incongrues pleines de trouvailles et j'ai tout de suite vu quelle place ça laissait au jeu des comédiens. Tous les mots sont savamment choisis, chacun d'eux a une importance capitale dans l'action, et l'auteur tient à ce qu'ils soient respectés. Mais, en même temps, il tient compte de nos demandes, de notre phrasé et Jean-Luc qui est tout aussi précis, fait un travail formidable. D'Éric on va apprendre au bout d'un moment qu'il a un rôle important dans cette histoire de fantasme... Mais il ne faut pas en dire trop ! » Soit. Sur le rôle du fantasme dans le travail d'un créateur, alors ? « Moi, je suis dans la réalité et je fais plutôt confiance au destin, à certaines forces. Très jeune, lorsque je passais devant les théâtres parisiens en moto, je me disais toujours : un jour, je serai là. Ce n'est pas du fantasme, mais quelque chose de fort qu'on envoie. Et voilà ! Aujourd'hui, j'ai plein de petites manies avant le lever du rideau, je caresse la scène, je lui parle pour qu'elle me porte, je suis très sensible à l'odeur des théâtres, je les explore, je les aime. Je suis un fou, quoi ! »

Paru le 15/11/2022