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D.R.
Dossier
Daniel Pennac
“Je ne pourrais pas être critique de théâtre”

Daniel Pennac dit de lui-même qu'il est un spectateur de théâtre émerveillé. On connaissait le romancier, auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages - les fameux "Malaussène" -, on a découvert l'an passé l'interprète sur la scène du théâtre du Rond-Point dans "Merci". Il livre son point de vue sur un art qu'il qualifie de généreux : le théâtre.
Vos personnages de roman ont-ils déjà été portés à la scène ?
J'ai écrit une vraie théâtralisation du personnage de Malaussène en 1995, Monsieur Malaussène au théâtre, qui a été jouée plus de deux cents fois par Jean Guerrin, mais pour l'essentiel de mon travail, ce sont des romans trop métaphoriques et trop métaphorants pour être portés au cinéma ou au théâtre. Les rares tentatives à l'écran n'ont pas été fidèles : une métaphore prise au pied de la lettre au cinéma est catastrophique. Je n'ai pas trouvé le cinglé qui puisse s'emparer de mon boulot et en faire absolument ce qu'il veut. Au théâtre en revanche, en Italie, un cinglé magnifique, Giorgio Gallione, s'est entiché de mon travail et a fait de très belles pièces. Il a monté un Merci qui n'a absolument rien à voir avec ce que nous avons fait à Paris au théâtre du Rond-Point, sobrement habillé par la lumière de Jean-Michel Ribes, sans pratiquement rien d'autre que le personnage et le texte. En Italie, c'est devenu un soap-opera dément, très amusant, interprété par Claudio Bisio, un acteur magnifiquement démesuré.

Les auteurs de romans sont-ils de bons auteurs de théâtre potentiels ?
Je n'en sais rien. Dans notre pays, lorsqu'un auteur sort de ses rails, il court de grands dangers. C'est typiquement français, ce goût de la spécialisation. Du coup, cela fausse le jugement. Que les romanciers soient potentiellement des auteurs de théâtre, je n'y vois pas d'impossibilité ; je ne vois pas dans la fonction romanesque de contradiction absolue, mais nous prenons l'habitude de nous exprimer à travers un seul genre. Il n'est pas impossible qu'un jour un sujet s'adresse à moi en disant : "Traite-moi sous forme de théâtre." Mais pour l'instant ce ne sont que des sujets de romans qui me viennent, ou d'essais, ou des nouvelles très dialoguées.

Vous avez écrit et jouez Merci au théâtre du Rond-Point...
J'ai divagué sur le remerciement : sémantiquement sur le mot, éthiquement sur le thème de la gratitude, sociologiquement sur les cérémonies officielles, et le personnage du "lauréat" s'est installé dans ma tête. Je me suis mis à écrire ce texte qui, bizarrement, n'était pas destiné à la publication. Or une fois publié, Jean-Michel Ribes m'a proposé de le lire sur la scène. Je l'ai appris par cœur - j'ai un vieux compte à régler avec ma mémoire - avant de le lire. Puis, le fait de le savoir par cœur a parasité la lecture. Jean-Michel Ribes m'a alors proposé de le jouer. Cela m'a plongé dans un état de pétoche extraordinaire !

Vous connaissez le trac des comédiens, à présent !
On peut disserter sur ses causes, son intensité, qui vient essentiellement de la situation propre au théâtre. Un professeur dans sa classe, un pharmacien derrière son comptoir, peuvent toujours se retourner contre les élèves qui chahutent ou les hypocondriaques increvables. Le comédien qui est sur une scène ne peut s'en prendre qu'à lui-même, il s'est mis dans une situation extrême dans laquelle il est acculé par le désir et la hantise d'être vu. Il ne peut plus faire un pas en avant, sauf à tomber dans le public, ni retourner en arrière et disparaître en coulisses. Il s'est mis en danger. Risque-t-il son image, cette espèce de fantôme de l'honneur ? Une image qui lui tiendrait lieu d'identité et à laquelle il lui faudrait faire attention... Moi je n'ai pas peur d'écorner mon image. Le trac a affaire avec la théâtralité, les comédiens jouent sur une scène de théâtre quelque chose qui relève du mystère de l'incarnation. Du plus petit rôle au plus important, l'acteur a quelque chose d'un archange Gabriel : "L'annonce faite au public." Si le public ne "porte" pas, c'est pour le comédien l'anéantissement, il n'est même plus
lui-même.

Votre texte Merci nous dit quelque chose des remises de Molière et autres cérémonies de récompenses qui ponctuent la vie artistique...
D'un point de vue dramaturgique, c'est institutionnaliser ce qui relève de l'intimité la plus secrète : le sentiment de gratitude. Si on donne un prix, qui est en lui-même un remerciement, qu'attend-on de celui qui le reçoit ? Qu'il remercie qu'on l'ait remercié ? Dès le départ, on met le lauréat dans une situation intenable : il y a ceux qui s'en sortent en plaisantant et ceux qui jouent la carte de la sincérité. Ceux-là sont souvent les boucs émissaires. Ils disent des bêtises, ils "en font trop" et le lendemain, on se moque d'eux. Ce genre de cérémonies attire le public, exactement comme on regarde une corrida dans l'espoir de voir le torero se faire embrocher. Rire devant ce ridicule, c'est rire devant quelqu'un qui meurt. Moi je ne rigole jamais avec la meute, je ne cautionne pas la chiennerie. D'un autre côté, en terme de langage, la gratitude est vouée à l'inflation : on remercie toujours beaucoup, jamais peu. Contrairement à l'amour, qui aurait plutôt tendance à l'amenuisement. On peut aimer peu, aimer moins, voir beaucoup moins et le dire. Mais remercier moins, ça n'est pas envisageable. En écrivant Merci, j'ai joué avec ces registres de langage.

Vous est-il arrivé de n'avoir rien reçu d'un spectacle ?
Précisément, quand vous vous sentez rejeté parce que le mystère de l'incarnation n'a pas eu lieu : vous êtes là, spectateur, à éprouver cette gêne très particulière, cette honte empathique pour le type qui n'a pas réussi son coup. Je suis gêné pour lui. Cela ne me fait pas ricaner. Je ne pourrai pas être critique ; en tant que spectateur, je suis sentimentalement trop impliqué. Ce n'est pas de la cécité critique, je vois bien les raisons pour lesquelles l'incarnation n'a pas eu lieu, mais je partage la désolation des comédiens. Reste qu'au théâtre, quand le texte est beau et la mise en scène désastreuse, on peut toujours fermer les yeux et se réfugier dans la beauté du texte. C'est fréquent avec Shakespeare, par exemple. Shakespeare est impossible à déshonorer.
Propos recueillis
par François Varlin
Paru le 08/05/2006